LA HARGNE

01. Même si elle a un accent très prononcé, même si elle jure en espagnol, son anglais est parfait. Elle a quitté Cuba à 15 ans, ce fut pas simple, mais sa tante et elle se sont démerdé comme elles le pouvaient. La vie à Cuba, à ce moment-là, était au bord de l'asphyxie. Les chocs pétroliers des années 70s ont provoqué un véritable tsunami économique là-bas. Y'avait pas de vie possible. C'est sa tante qui l'a poussée à partir avec elle. A ce moment-là, elle n'était qu'une ado qu'on embêtait à l'école parce qu'elle était plus grande que les autres filles et qu'elle avait des bourrelets aux hanches qui dépassaient de son jogging. A ce moment-là, elle n'avait comme préoccupation rien d'autre que les épisodes suivants des télénovelas mexicaines qu'elle se partageait sur une clé usb avec sa pote Adéla. Alors quand sa tante lui a dit vient on part – avec le recul, elle se souvient que ça avait été plus long et plus compliqué que ça – elle avait pas de raison de dire non, finalement. Et pis l'autre connard de Lito allait enfin se taire, à toujours commenter son cul qui dépassait soi-disant de la chaise – ce qui était faux – en cours de chimie. Bref, à 15 ans elle avait les préoccupation, la liberté et la simplicité d'esprit des filles de son âge, sans voir la merde dans laquelle le pays était et comment ça affectait les grandes personnes – une de celles qu'elle allait devenir. 02. Elle ne l'avoue pas facilement, c'est une sorte d'histoire qu'elle garde pour elle, qu'elle ne partageait qu'avec sa fille quand elle était petite... mais elle a une espèce d'attraction pour tout ce qui touche aux étoiles, à la lune, la nuit, les sorcières, les contes... les histoires de sacrifices, de sang coulé en offrande à on ne sait quelle divinité obscure, toute puissante et silencieuse. Loin de croire ou de s'être convertie à l'un des trois grands monothéismes d'aujourd'hui, elle en adore les légendes pourtant. Muhammad qui se serait envolé sur le dos d'un cheval sacré du dôme doré à Jérusalem. L'ange Gabriel qui l'a rendu visite dans une grotte inconnue pour lui révéler la parole de Dieu. L'important pour Pilar est sûrement pas d'y croire, mais le fait qu'on y ait cru, qu'on y croit encore. Alors non, elle n'est pas crédule, pas spirituelle pour un sou. Mais elle préfère se taire quand on rejette d'un bloc tout ce qui pourrait venir des cieux, quand on s'en moque, car... car même si elle ne craint le courroux de personne, elle respecte. Elle ne sais pas d'où tout ça remonte, peut-être que ce sont juste des histoires qui lui pimentent l'ordinaire sans la mettre en dangr ; peut-être qu'elle aime ne pas savoir – et c'est peut-être le grand drame de sa vie, à Pilar, celui de savoir – ; peut-être qu'il n'y a pas de réponse à ça. Et ces légendes, ces monstres et ces anges, l'accompagnent chaque jour qu'aucun dieu ne fait. 03. uc.

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